Là, la mer fait un ouvrage de dentellière, le donne à voir, déplie et replie sur un comptoir de sable le motif ajouré qui n’en finit pas de changer. Mais elle n’a pas la patience qu’avaient les femmes des villes portuaires et des lagunes, de Burano, de Bruges et de Gênes ou Venise, celles dont les mèches pendaient sur le coussin, aux doigts griffés par l’aiguille, aux yeux usés avant la fleur de l’âge pour avoir su refaire un autre réseau d’écume qui sait montrer la symétrie.
Non, au vrai, dans son travail ultime, la mer s’y prend bien mal, bâcle, étale des serpillières trouées, un tissage lâche que déchirent des fragments de coquilles, qui fait des bulles de lessive.
C’est entre les laisses des hautes et basses eaux, dessous le cordon torréfié de laminaires où les ulves vert fluo plaquent des taches gluantes, c’est un étroit littoral où se trouve un vrai bonheur. Souvent on l’avait oublié, on ne se souvenait même plus que ça pouvait exister parce que ça monte de la plante des pieds et ces zones mornes ne disent jamais rien ou alors elles font mal. A ce moment, on redécouvre que l’endroit où s’applique le pas est unique, sa surface incomparable. Cela tient du sable mouvant et de la pierre, du cuir bien tendu sur un muscle. Cela prend et repousse l’empreinte. Là, les forces coalisées de l’eau et des minuscules grains de quartz dont un état particulier de la matière.
Cette autre grève est toute pavée de galets ronds. On dirait une rue ancienne de ville portugaise où les façades ne seraient que d’un côté, falaise blanchie à la chaux. Parfois, cela roule sous le pied et le bruit n’est pas celui que doivent faire des minéraux. On entend un heurt d’os, de cornes. On se souvient du choc de boules d’ivoire qu’amortit le feutre du tapis.
Il se pourrait bien que la mer ait tiré des vieux sacs qu’elle roule inlassablement, où elle garde tout, ces œufs fossiles.
Ailleurs, ah ! C’est beau comme un marineland, comme l’Aquarium de Monaco. Dans le roc où des vagues taraudent depuis les temps géologiques, la marée laisse derrière elle des souvenirs, manières de petits repères qui vont l’attendre jusqu’à son retour, lui dire jusqu’où elle peut revenir. Elle emplit ainsi de mignonnes baignoires, éparpille un musée océanographique. Là-dedans, des crevettes à ressort font des trajectoires en zig-zag à peine visibles. Les actinies sont des bourgeons renfrognés, mais quand ça les prend, une saine turgescence débride au bout un bouquet de languettes en pétales de fleur. Pour un peut, on voudrait avoir le même.
Et puis, on n’en finirait pas d’énumérer les paysages, Anse, crique, Hans Crick, comme un vieux nom de capitaine batave, brisants, estuaire, promontoire, havre et fjord et calanque, au vent ou sous le vent. C’est que les deux principes sur quatre qui fondent l’univers, là s’affrontent, défendent leur emprises. Terre et eau, irréconciliables, adverses à jamais, mais qui trouvent des accommodements, s’accordent sur des frontières.
L’homme qui n’est pour rien dans tout cela sort de sa contemplation, se prend de vertige à l’instant où il s’avise que ce lieu qu’est le rivage de la mer est le seul, pour peu qu’on ne s’en écarte jamais, où l’on peut marcher droit devant soi, assuré que l’on est de revenir à son point de départ.
Je conseille pour commencer de s’exercer sur une île…
Yann.
P.S : Cet écrit est pour moi, le meilleur de tout mes essais. Lorsque je dois en publier un, c'est celui-ci ! Je remercie le SE de m'avoir permis de publier tout mes textes du début à fin, merci aux SEiens de m'avoir lu et soutenu. Maintenant, à vous de me dire ce que vous en pensez.
Enjoy
Sujet: Mémoires d'un rivage 
Sam 3 Fév - 23:50
